Le procès de Jeanne d’Arc – La quintessence de l’épure

Le procès de Jeanne d’Arc

Le procès de Jeanne d’Arc : Dans la France du XVe siècle, l’adolescente Jeanne d’Arc, qui prétend pouvoir communiquer directement avec Dieu, est jugée pour hérésie contre l’Église. Tout au long du procès, l’évêque Cauchon poursuit sans relâche sa version de la vérité et presse la jeune fille d’admettre qu’elle a menti en disant avoir reçu des messages d’une puissance supérieure. Mais Joan reste résolue, même si la menace d’une violente exécution publique devient lentement une réalité imminente.

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PROCÈS DE JEANNE D’ARC

Note : 4 sur 5.

C’est une réalisation de Robert Bresson. Le français décédé le 18 décembre 1999 a été primé plusieurs fois à Cannes et a reçu le Lion d’Or d’honneur à la Mostra de Venise 1989. Procès de Jeanne d’Arc a obtenu le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1962. Ce drame historique français est sorti en 1962, et il est désormais disponible sur l’abonnement Universciné.

Le procès de Jeanne d’Arc
Le procès de Jeanne d’Arc

Pour introduire

Jeanne d’Arc devient post mortem symbole de courage et de liberté, de sacrifice de soi et de résistance à l’envahisseur, et son opacité religieuse confère de l’altérité à cette femme au devenir personnage. Cette tourmente existentielle a de nombreuses fois questionné le cinéma français. De George Melies (Jeanne d’Arc) à Bruno Dumont (Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc et Jeanne) en passant par Carl Theodor Dreyer (La passion de Jeanne d’Arc), bon nombre de remarquables auteurs ont investi cette histoire. Parmi eux, s’illustre Robert Bresson (Un condamné à mort s’est échappé, Au Hasard Balthazar), un cinéaste dont on peut facilement dire qu’il manipule et occupe l’espace cinématographique différemment.

Avant de l’analyser, il est quand même nécessaire de préciser que même si le film est contemporain temporellement et géographiquement à La Nouvelle Vague française défendue en partie par Jean-Luc Godard, François Truffaut, Agnès Varda, Jacques Rivette et Louis Malle. Robert Bresson en est relativement éloigné et cette œuvre résultant d’une maîtrise formelle absolue le prouve remarquablement.

L’évidement

Tout d’abord, l’art de Bresson fait de l’incarnation humaine un motif d’exception. Ainsi dans le bressonisme, les acteurs amateurs résonnent automatiquement avec leur nature verace, alors il ne leur ait pas demandé de feindre le réel. À ce propos, le cinéaste écrivait dans son théorique recueil de notes sur le cinéma: « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux » (Notes sur le cinématographe, 1975). Ainsi, la citation exprime qu’à l’emploi des modèles (= le nom qu’accorde Bresson aux acteurs dits amateurs) dans la filmographie de Bresson s’accompagne un évidement certain de paraître émotionnel entre autres.

« Mettre des sentiments sur son visage et dans ses gestes, c’est l’art de l’acteur, c’est le théâtre. Ne pas mettre de sentiments sur son visage et dans ses gestes, ce n’est pas le cinématographe. Modèles expressifs involontaires » (Notes sur le cinématographe). Alors, la direction de Florence Delay (incarnant Jeanne d’Arc) va dans ce sens, elle est le temps du procès émotionnellement impassible, ses cernes apparentes rendent compte de son épuisement, ses lents gestes sobres traduisent son détachement et son visage flegmatique reflète sa foi absolue en elle-même. Donc, la retenue de son jeu (autrement dit son évidement) permet de valoriser ses hostiles prises de parole. A contrario, quand coulent les larmes de Jeanne, la rareté de l’événement lui donne chaire. C’est pourquoi l’expression émotive épisodique face à l’évidement émotionnel habituel touche non par sa justesse d’interprétation plutôt par son placement.

« Un son ne doit jamais doit venir au secours d’une image » (Notes sur le cinématographe). À savoir que les séquences situées dans la géographie de la salle d’audience ne sont pas additionnées de musique extra-diégétique. Par ce biais, si les modèles ne sont pas le centre d’attention de la caméra, les dialogues s’en voient magnifiés par la polysémie qu’offre la sobriété de jeu ambiante. Comme les paroles dramatiques ne sont pas clamées comme telles, celles-ci gagnent en potentialité interpretative et brassent de larges registres puisque celles-ci soustraient l’habituelle univoque portée d’une réplique. Alors une fois libérés, les dialogues ne sont soumis qu’à des intentions intellectuelles et morales et non émotionnelles, la construction anti-conventionnelle de ce cinéma matériel ouvre le champ de réception de chacune des scènes.

Nous voyons que l’évidement se déploie également dans les décors: en détention, Jeanne d’Arc évolue seule dans une salle pénitentiaire dont la grandeur apparente est proportionnelle à son inoccupation matérielle (cellule dont la puissance esthétique se trouve dans l’épure à l’image du cinéma qui la met en scène). Par ailleurs, une constatation du fait que l’évidement est aussi narratif s’invite obligatoirement, dans cette œuvre où sont absentées les sous-intrigues. On remarque de surcroît un évidement des cadres, ainsi sont traversés majoritairement les mêmes intérieurs (la cellule de détention et la salle de procès) de manière cyclique.

En définitive, cet évidement diffus accentue l’importance de chaque action de Jeanne, toutes les secondes elle s’approche de plus en plus de sa mort planifiée, l’évidement matériel accouchant d’une aura tragique remplissant les scènes de poésie.

La suspension

En second lieu, l’évidement des décors, des cadres, des expressions, du jeu, des conduits narratifs et des compositions est d’autant plus remarquable que la suspension l’environne.

Les prises de vue – durant le procès – en presque exclusivité rapprochées font système et sont invariables. Filmée jusqu’aux coudes, au milieu du plan, sans plongée ou contre-plongée, avec le même étalonnage des teintes blanche, noire et grise, la mise en scène de Jeanne est pour ainsi dire machinale. Le ferme régime de plan est méticuleusement contrôlé et à travers celui-ci : la réflexion l’épuisement. L’apparente et superficielle répétitivité du dispositif de composition scénique rend transversal l’épuisement de Jeanne (en cheminant de la protagoniste au spectateur). Aussi, l’effet de cet épuisement se voit suppléé par l’intermédiaire de l’immobilité des plans. Ainsi, les mouvements de caméra sont discrets ou nuls, les prises de vue et les plans en deviennent suspendus.

Dans ces plans suspendus résident des corps qui suivent en partie cette suspension en s’approchant de l’immobilité. Cela va de soi, les micro mouvements du corps sont incontrôlables, alors il est impossible d’atteindre la fixité au cinéma. D’autre part, durant le procès, les modèles sont corporellement figés dans le marbre de la salle d’audience, les uns debout, les autres assiégés, tous statiques. Vous remarquerez combien cela s’éloigne des courants parallèles tissés entre le théâtre et la justice tels que l’on en retrouve dans Anatomie d’une chute (réalisé par Justine Triet) ou dans Le traître (réalisé par Marco Bellochio). La suspension des mouvements corporels ou autrement dit le retranchement des gestes dans le lieu procédural permet de faire puissamment raisonné la négative. Par ce biais, quand les bras de Jeanne s’emportent à la connaissance de sa mort planifiée, le tragique se décuple grâce à l’opération de suspension des corps.

Autre déploiement de la suspension : la suspension caractérielle. Dans ce cinéma ayant énormément à voir avec la destinée, nul espace n’est accordé aux revirements, traduction scénaristique : aucun plot-twist. En outre, les fluctuations et avancées caractérielles sont éphémères (c’est dans cette optique que Jeanne renonce si vite à échapper à la mort). On dira également que pour une sainte, Jeanne figure ordinairement, n’est mise à l’écran aucune manifestation de transcendance a contrario du visage feignant l’illumination divine de Maria Falconetti dans quelques passages de La passion de Jeanne d’Arc (réalisé par Carl Theodor Dreyer).

Pour conclure, la suspension mise à l’œuvre intensifie l’aura tragique induite par l’évidement diffus en y apportant un sentiment vertige procuré par l’inéluctabilité. Le vertige sera à nouveau éprouvé de par le regard étrangement articulé sur la religion et le dogmatisme.

Le procès de Jeanne d’Arc
Le procès de Jeanne d’Arc

La religion et le dogmatisme

En troisième lieu, la religion occupe une place éminente dans le cinéma moraliste de Bresson ; dans Au Hasard Balthazar, sont transposés assez subtilement l’ensemble des péchés capitaux à l’écran. Dans Journal d’un curé de campagne, est tout de même traversé la trajectoire de vie d’un religieux.

L’introduction rend compte des obsèques de Jeanne, autrement dit au commencement est la mort. Ici, la constatation de sa mort se rapporte non seulement à son inéluctabilité certaine mais surtout et plus singulièrement à une résurrection. Cette œuvre est indissociable d’un acte de foi dans la mesure où son projet est de redonner vie. Le cadre du récit permet de surpasser ce présupposé. Le paradoxe se manifeste de manière évidente : afin de ranimer Jeanne, Bresson la maintient prisonnière à son lieu de décès.

Quand Robert Bresson s’attelle au film de procès, il plie ce type de film à son cinéma avant-gardiste. Les répliques sont explicitement récitées (voix monotone, pauses marquées, qualité d’expression littéraire). En cela, se crée une rupture avec la convention dite « théâtrale » du genre qui en théorie soutient les dialogues par la performance, procédé conventionnel exemplairement présent dans 12 hommes en colère (réalisé par Sidney Lumet) ou plus récemment dans Le Procès Goldman (réalisé par Cédric Kahn). Alors, reste la coutumière volubilité simplement celle-ci se voit bousculée par l’exceptionnelle occupation de la parole.

De plus, l’auditoire composé de prêtres est désengagé du procès, toujours en arrière plan et systématiquement flouté: parce qu’il n’en ressort aucune unité, les prêtres sont unifiés ce qui finit d’assoir la tension dramatique sous-jacente des échanges entre l’évêque et Jeanne (qui est irrémédiablement seule contre tous). Aussi, n’est présent aucun plan « englobant » (plan d’ensemble, plan général) qui expose toute la géographie de la salle d’audience, la focalisation étant uniquement ciblée sur la figure de Jeanne d’Arc. On remarque que le public n’est pas un acteur du procès au travers de réactions de choc ou d’adhésion comme dans Saint Omer (réalisé par Alice Diop). Alors, ce manque de communication illustre la fausseté de cette démarche procédurale, dans laquelle aucune remontrance n’est exprimée.

Dans la filmographie de Robert Bresson, les mains trouvent une éminente importance. Ainsi, dans Un condamné à mort s’est échappé, les mains sales en travail de confection sont fréquemment et attentivement filmées dans divers plans rapprochés. Dans Le procès de Jeanne d’Arc, lors d’un plan représentatif de l’œuvre, les mains de l’héroïne apparaissent enchaînées, dans une enceinte religieuse: l’image est forte. Fort de contraste, ce plan est l’image matricielle de l’ensemble du long-métrage, celui-ci illustre l’enfermement auquel destine les dogmes, dans le cadre religieux avec Jeanne traitée d’hérétique (et incinérée) puis admise sainte post mortem, ainsi que dans le cadre cinématographique. C’est-à-dire que le cinéaste fait en effet la parabole à son cinéma déconcertant car anti-dogmatique à bien des égards, qui toutes proportions gardées conséquemment à sa nature est controversé.

En somme, nous remarquons que la religion et le dogmatisme sont traités de façon duelle étant sur la ligne de crête du cinéma et de la religion, en usant de symbolismes remarquables. Par conséquent, l’évidement et la suspension servent à en quelque sorte à « compenser » cet espace discursif (quelque peu théorique, il faut le dire) par des sentiments justement suscités.

Pour conclure

En guise de conclusion, il serait bien réducteur de dire qu’en ce film aussi riche puisse-t-il être sont présents l’ensemble des principes de Robert Bresson tant ils sont nombreux et larges. Pourtant, il semble que dans ce film inépuisable qu’est Le procès de Jeanne d’Arc, le réalisateur parvient à justement renverser le genre du film de procès en délaissant les convenances et les dogmes. Au bout, la restriction géographique plus importante qu’à l’habitude permet à ce film d’atteindre plus que jamais auparavant dans sa filmographie la quintessence de son style de l’épure qui fait raisonner les manques et décupler la puissance des actes.

Le procès de Jeanne d’Arc
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