Making-of La Loi de Téhéran

MAKING-OF DU THRILLER IRANIEN LA LOI DE TEHERAN

Entretien avec le scénariste et réalisateur SAEED ROUSTAEE [issu du dossier de presse]

Le phénomène de l’addiction au crack en Iran est très peu connu du public occidental. Votre approche a une base très documentée sur le sujet. Quelles recherches avez-vous faites ?


Ces dernières années, la toxicomanie a changé de visage en Iran. Elle est sortie de la clandestinité pour se révéler au grand jour. De plus en plus de toxicomanes sont visibles dans la rue. Leur dépendance à une nouvelle substance, le crack, les a mis à la rue de façon beaucoup plus massive et plus rapide que ne le faisaient les autres drogues. A force de voir ces personnes, j’ai eu l’idée de tourner un documentaire sur elles et j’ai entrepris des recherches. Finalement, ce documentaire-là ne s’est jamais tourné, mais cela a influencé mes films de fiction.


Au dela de la question du crack, l’Iran a un long passif avec la consommation de drogues. Pourriez-vous le résumer ?


Il est un fait que nous avons plusieurs centaines de kilomètres de frontière commune avec le plus grand producteur de drogue du monde (l’Afghanistan). Cette production a augmenté de façon exponentielle lors des trois dernières décennies. Malgré toutes les mesures mises en place visant à empêcher l’entrée des stupéfiants sur notre sol, les trafiquants ont toujours une longueur d’avance : ils vont jusqu’à utiliser des catapultes ou creuser des tunnels pour faire passer leur marchandise.


Il semble qu’en moins de dix ans, le crack se soit substitué à l’opium en Iran. Comment l’expliquez-vous ? Comment votre interêt pour ce sujet a évolué au gré des années, jusqu’à en faire un film ?


Ce qui est au cœur de ce film est une préoccupation d’ordre social. Il n’est pas exact de dire que le crack s’est substitué à l’opium. L’opium est une substance addictive traditionnelle qui continue d’avoir de nombreux consommateurs. Le crack a certes attiré certains opiomanes, mais la plupart de ses victimes ne consommaient pas de drogue auparavant. Pour moi, tout a commencé dans la rue. Or, les opiomanes ne se retrouvaient pas à la rue, ou très rarement. Ce qui m’a frappé avec le crack, c’est que le nombre de toxicomanes sans-abris augmentait de jour en jour. La séquence finale de mon film montre les toxicomanes qui surgissent d’entre les arbres pour affluer vers l’autoroute. Cette vision a été pour moi le déclencheur de l’inspiration du film tout entier.


Vous êtes-vous inspiré de cas véridiques pour votre scénario ou certaines séquences ?


Oui, mais je dois dire que ce qui est prioritaire pour moi, c’est l’histoire. Je ne peux incorporer des éléments que s’ils enrichissent l’intrigue. Si j’ai recours à de vrais toxicomanes ou à des faits réels, c’est simplement pour rendre mon histoire plus réaliste, toucher de plus près le réel.


Comme évoqué plus haut, JUST 6.5 possède un aspect quasi-documentaire sur certains points. Par quel processus de préparation êtes-vous passé, que ce soit auprès du milieu de la toxicomanie comme de la police ? Y avez-vous passé du temps en immersion ?


Pour commencer ma recherche, j’ai passé plusieurs jours à la brigade des stupéfiants, puis en prison et au tribunal. Cela m’a permis de mieux comprendre la situation des toxicomanes inculpés, mais aussi de rencontrer des policiers et un juge dont les conseils m’ont été précieux. Cette recherche a duré presque un an, car je voulais être au plus près de la réalité des faits que je décrivais dans mon film.


Le titre international de votre film (JUST 6.5) peut être compris comme un écho aux 6.5 millions d’iraniens consommateurs de crack mentionnés au générique de fin. Mais dans sa version originale, il fait clairement référence à une réplique (les 6.5 tomans qu’il faut payer pour un linceul) où le personnage de Nasser parle de la pauvreté qui l’a amené à devenir un dealer important. Est-ce que cela reflète votre opinion sur les racines de cette crise sanitaire ?


Le lien entre les deux allusions, celle au nombre de toxicomanes dans le pays et celle au prix du mètre de linceul, est clair. Pour moi, la toxicomanie et la pauvreté sont étroitement liées. L’écrasante majorité des individus qui ont recours à la drogue le font car ils y trouvent un refuge leur permettant d’oublier la situation inextricable dans laquelle ils vivent ou d’apaiser l’angoisse qu’elle suscite en eux.


JUST 6.5 navigue entre Samad, le policier, et Nasser, le dealer. Pouvez-vous revenir sur cette circulation narrative, comment vous l’avez organisée? Vous sentez-vous plus proche de l’un ou de l’autre ?


Pour moi, ces deux personnages sont les deux faces d’une même médaille. Ce qui me semble primordial, c’est qu’ils sont tous deux issus d’une même classe sociale. J’avais tourné une séquence -supprimée au montage- qui nous faisait comprendre que Samad habite dans le quartier où se trouvait la maison natale de Nasser. J’ai tenu à ce que mes deux personnages soient crédibles, qu’on leur donne raison ou tort. Chacun d’eux croit en lui-même et estime qu’il a raison d’agir comme il le fait, même s’il sait qu’il n’a parfois pas eu le choix.


Après Life and a day, vous dirigez à nouveau avec Payman Maadi et Navid Mohammadzadeh dans JUST 6.5. Un mot sur votre collaboration avec ces deux acteurs ?


Dès l’instant où je commence à écrire mon scénario, j’ai des acteurs en tête, et c’est très généralement eux qui incarnent finalement mes personnages. Mon travail de direction d’acteurs commence donc dès l’écriture. Pendant la phase de préparation, nous faisons de nombreuses séances de lecture. Puis, je fais des répétitions collectives et individuelles avec chaque acteur. Sur le plateau, nous continuons de répéter chaque scène avant de la tourner. Donc, lorsque nous tournons, les acteurs sont déjà très bien préparés. Peyman Maadi et Navid Mohammadzadeh sont des acteurs particulièrement intelligents et puissants. En termes de mise en scène et de jeux d’acteurs, j’ai déjà une idée en tête lorsque j’écris le scénario. Une fois que les décors sont choisis ou construits, que mon découpage se précise, ces idées mûrissent et au tournage, je tiens absolument à les mettre en application telles quelles. Pour moi, tous les moyens sont bons pour y parvenir et Peyman et Navid sont des alliés très efficaces dans cette démarche.


JUST 6.5 combine scènes intimistes et d’autres de foule. Comment trouver le bon équilibre en termes de rythme et de récit ?


Comme je l’ai dit, j’avais deux préoccupations parallèles dans ce film : d’une part le récit dramatique, d’autre part la proximité avec le réel. Donc, à mesure que je développais l’histoire, je veillais à ne pas m’éloigner du réel et à maintenir un équilibre entre le rythme du récit et son réalisme.


Certaines de ces scènes de foule sont très impressionnantes, notamment celle de l’assaut policier sur le campement de toxicomanes. Vous avez fait le choix de filmer d’authentiques crack-addicts pour cette séquence. Est-ce une décision facile ?


Pour ce film, nous avions besoin de représenter une foule de toxicomanes. Il se trouve que je suis très sensible au jeu d’acteur. Chaque geste, chaque regard, chaque mot dit par un acteur est pour moi fondamental. Il n’était pas concevable pour moi d’avoir des acteurs professionnels qui paraissent très naturels au milieu de figurants jouant maladroitement à être drogués. J’ai donc décidé d’avoir recours à de vrais toxicomanes acceptant de figurer dans le film. Travailler avec eux a été très difficile. Ils étaient longs à se rassembler, se fatiguaient vite, prenaient de la drogue. Certains souffraient de graves pathologies liées à leur addiction, quittaient le plateau car les conditions de tournage leur étaient pénibles. Mais nous sommes parvenus à tourner la séquence malgré toutes ces difficultés.


Le cinéma iranien est assez peu distribué en France. Ce qui amène à une possible préconception de notre public, laissant penser que les questions sociales y sont un thème très récurrent. Est-ce le cas ? Comment l’expliquez-vous ?


En effet, l’essentiel de la production cinématographique iranienne est de nature sociale, elle traite de questions de société. Le cinéma iranien, à l’instar du cinéma européen, traite des enjeux humains et n’a pas simplement une vocation de divertissement. Notre pays a connu de nombreux troubles dans son histoire et il est naturel que le cinéma se soit intéressé aux crises que la société a traversées. Cependant, un cinéma différent se développe et des films de genre sont tournés. Mais dans l’ensemble, le peuple iranien étant très marqué par des crises sociales et politiques, il est normal que les artistes, et en particulier le cinéma, reflètent cet état-là.


JUST 6.5 oscille cependant entre le polar et le film de procès, le cinéma de genre et celui comportementaliste. Le succès des films d’Asghar Farhadi (Une séparation) sortis en France ont habitué le public au second registre, là ou le premier est inattendu dans un film iranien. Quelle est votre relation au cinéma de genre ?


En tant qu’artiste, je ne fais pas le choix de faire un film de genre ou d’en adopter les codes. Peutêtre aurai-je le désir de tenter cela un jour, mais je ne l’ai encore jamais fait. Je crée mon scénario et mon film sans me poser ces questions. C’est a posteriori que ce type de classification se fait. Ce qui est certain, c’est que cette dimension dramatique ou de suspens, ou proche de tel ou tel genre, provient de la force de l’histoire découlant directement de la réalité.


Une des idées qui traversent JUST 6.5 est que tout citoyen craint que le système judiciaire ne s’abatte sur lui. Quelle est votre définition de la justice ?


Dans le film, les toxicomanes ou les trafiquants de drogue ne craignent pas que le système judiciaire commette une erreur à leur encontre. Ils savent qu’ils vont être condamnés à une lourde peine, quelle que soit la quantité de drogue en jeu. Ces peines sont très lourdes en Iran, surtout lorsqu’il s’agit de drogues produites de façon industrielle, telles que le crystal meth, le crack ou l’héroïne. Elles s’élèvent à 1 an de prison pour 1 gramme, 3 ans pour 2 grammes, 5 ans pour 3 grammes. Ces personnages font donc tout pour éviter d’être jugés, car ils savent que leur peine sera forcément lourde.


Autre sujet de fond de JUST 6.5 : l’importance de la famille – Samad essaie de se reconnecter avec la sienne, Nasser de protéger les siens. Il était déja au coeur de Life and a day. Que réprésente la famille à vos yeux ?


Pour moi, la famille, c’est tout. Dans le cinéma comme dans la vraie vie. Je n’ai jamais vu Le Parrain comme un film sur la mafia, mais un film sur la famille. Je ne peux pas m’éloigner de la famille, en faire abstraction. Je ne sais pas exactement pourquoi la famille est à ce point fondamentale pour moi, mais elle compte encore plus que le réalisme de l’histoire que je crée. Je ne peux rien imaginer en dehors de la famille, ni dans la vie ni au cinéma.


JUST 6.5 porte un regard ambigu sur la fonction morale des policiers et des dealers. Y’a-t-il une corporation dans la société iranienne actuelle qui représente un modèle pour vous ?


Les individus réagissent différemment aux circonstances de la vie. Il me semble que personne n’est entièrement noir ou blanc. Je tiens à montrer que même les pires personnes tentent de s’innocenter, qu’elles sont avant tout le produit de leur environnement social. Je me refuse à diaboliser mes personnages. S’ils agissent mal, nous devons voir d’où viennent leurs agissements. Dans la mesure où j’ai réalisé des recherches et des documentaires sur ces personnes et que ma propre vie m’a amené à les connaître de près, j’ai eu de nombreux modèles. Comme je l’ai dit, mes recherches m’ont amené en prison, au tribunal, à la rencontre de policiers, de condamnés à mort, de grands trafiquants sortis de prison. Je connais bien toutes ces personnes et suis resté proches d’elles pour parvenir à saisir leur âme.


Au final, JUST 6.5 laisse entendre que d’autres Nasser sont prêts à prendre sa suite dans le business de la drogue. Etes-vous pessimiste quand à l’évolution de cette situation? Et si votre film ne parlait pas avant tout d’une impuissance à la faire changer ?


Pour faire cesser le développement de la drogue, la solution n’est pas la répression, mais la prévention. La répression a beau se renforcer, les trafiquants de drogue trouvent d’autres moyens pour produire leurs substances et les distribuer parmi les consommateurs. J’ai déjà donné l’exemple de la frontière entre l’Iran et l’Afghanistan, où malgré une surveillance accrue, la drogue circule grâce à des catapultes ou des tunnels. Selon moi, la solution serait que les meilleurs enseignants du pays soient mobilisés dans les zones à risque pour transmettre aux enfants, dès le cours préparatoire, l’information et la sensibilisation nécessaires pour faire d’eux des citoyens utiles à la société. Ces enfants innocents grandissent dans la misère et n’ont pas seulement besoin d’apprendre à lire et à écrire, mais de recevoir une éducation morale, de prendre conscience de ce qu’est la drogue, la prison. De nombreux enfants sont arrêtés et exécutés sans se douter que le transport de 30 grammes de crack est passible de la peine de mort. Il faut dire qu’aujourd’hui, cette peine est appliquée à partir de 3 kilos. Le plus urgent me semble être d’éduquer ces enfants pauvres, pour qu’ils connaissent les conséquences d’une implication dans le monde de la drogue et s’en éloignent.


Difficile quand on parle de la société et du cinéma iranien de ne pas évoquer la question de la censure. A-t-il été facile pour vous de faire ce film dans le contexte actuel ?
Mon premier film, Life and a Day, avait remporté un grand succès en Iran. Mon deuxième film aurait donc dû se faire très facilement. Plusieurs producteurs étaient désireux de financer mon deuxième projet. Je ne me suis pas précipité et j’ai pris mon temps pour faire mes recherches et écrire le scénario de JUST 6.5. En Iran, nous devons faire lire les scénariis pour demander une autorisation de tournage. Je m’attendais à l’obtenir très facilement, dans un délai d’une quinzaine de jours. Or des modifications du scénario ont été exigées pour l’obtention de ce permis. Je m’y suis opposé et j’ai engagé sept mois de négociations et de combat, pour ne concéder finalement que de petits changements ne nuisant pas à la véracité du récit. Ce film était considéré comme indésirable, nous avons subi des pressions. Une fois qu’il a été tourné, c’est la brigade des stupéfiants qui a cherché à empêcher sa sortie. Ses représentants estimaient en effet que leurs efforts n’étaient pas assez représentés dans le film. Notre position a été de dire que nous ne réalisions pas un film de commande à la gloire de la police, mais que nous nous intéressions à des êtres humains, toxicomanes, trafiquants ou policiers. Ils auraient voulu que le film respecte leur réglementation. Ils critiquaient la tenue, le comportement, le langage du personnage. Ils ne voulaient pas entendre une seule insulte dans sa bouche. Or cela ne me semble pas conforme à la réalité. La police est parfois contrainte d’avoir recours à la violence contre les malfaiteurs. Cela est un fait, partout dans le monde. Je tenais à le montrer et j’y suis parvenu dans une certaine mesure. Ce film a rencontré de nombreux obstacles, pendant le tournage et à sa sortie. La censure existe partout dans le monde, sous différentes formes. En Iran, elle est particulièrement sévère. Mais j’ai lutté pour essayer de faire le film que je voulais.


JUST 6.5 est devenu un des plus gros succès populaires en Iran. Comment expliquez-vous l’intérêt de ce public pour votre film ?


Je considère que certains des films qui sont tournés avec une prétention sociale ne contiennent aucune vérité sur la société. Notamment, des films qui traitent de la pauvreté, des classes défavorisées, des toxicomanes ou des sans-abris ont tendance à le faire avec une vision de touriste, sans véritable connaissance de ces populations. Pour ma part, je connais vraiment les groupes que je donne à voir, j’ai fait des recherches et réalisé des documentaires sur eux. Il me semble que lorsqu’un spectateur perçoit une proximité avec la réalité dans un film, il incite les autres à aller le voir. La meilleure publicité pour un film en Iran est le bouche-à-oreille. Ce n’est pas tant la télévision qui incite les gens à aller voir un film que l’avis de leur entourage. Le succès de mon film vient donc de sa véracité, et du processus d’identification qu’il suscite auprès du public.

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