Critique de Marco, l’énigme d’une vie : le portrait vertigineux d’un imposteur moderne

Près de vingt ans de gestation. C’est le temps qu’il aura fallu aux cinéastes basques Aitor Arregi et Jon Garaño pour donner naissance à Marco, l’énigme d’une vie, un film fascinant et troublant sur l’un des plus grands imposteurs de l’histoire récente espagnole : Enric Marco. Loin du biopic traditionnel, le film opte pour une approche hybride et audacieuse, à la frontière du réel et de la fiction, explorant les zones d’ombre d’un homme qui a construit sa vie sur le mensonge.

Un personnage insaisissable

Enric Marco, ancien président d’une association de survivants des camps nazis, avait acquis une notoriété nationale avant que l’historien Benito Bermejo ne révèle, en 2005, que cet homme n’avait jamais été déporté. Ce scandale retentissant a marqué les esprits en Espagne. Arregi et Garaño sont immédiatement fascinés. Dès 2006, ils entament un travail de longue haleine : d’abord documentaire, puis docu-fiction, avant d’opter définitivement pour la fiction.

Ce choix s’impose après de nombreux revers, dont la trahison initiale de Marco, qui avait signé en parallèle avec une autre équipe. Le documentaire Ich bin Enric Marco, réalisé par Lucas Vermal en 2009, les devance. Mais les deux cinéastes persistent : en 2011, ils enregistrent 15 heures d’entretien avec Marco. Ces échanges, jamais rendus publics, nourrissent la matière narrative et émotionnelle du film.

Le « troisième Marco »

Au lieu de coller à la figure réelle de Marco, le film choisit de créer un « troisième Marco », entre vérité et fiction. Cette entité cinématographique est à la fois l’homme réel, le personnage public qu’il s’est inventé, et une interprétation libre de son mystère intérieur. Cette approche permet de s’affranchir des limites de la reconstitution historique, pour plonger au cœur d’une question vertigineuse : pourquoi mentir à ce point ? Et surtout, pourquoi a-t-il été cru ?

Une réflexion collective sur la mémoire

Avec une mise en scène fluide et polyphonique, Marco, l’énigme d’une vie tranche avec Une vie secrète, précédent film du duo, centré sur le silence et le huis clos. Ici, c’est au contraire la parole, publique et privée, qui est au cœur du récit. Le film entrelace témoignages d’anciens déportés, voix d’historiens, entretiens avec Marco et scènes imaginées, pour offrir une méditation ample sur la mémoire, la reconnaissance et la fabrication des récits.

Dans une société marquée par les fake news et la post-vérité, Marco devient une figure presque prophétique : celle d’un homme qui a su, bien avant les réseaux sociaux, manipuler l’opinion en se mettant au centre d’un drame collectif. Il ne ment pas simplement : il incarne ce mensonge, et force l’admiration avant d’éveiller la colère.

Eduard Fernández, au-delà du mimétisme

Le rôle principal est porté avec brio par Eduard Fernández, qui ne cherche jamais à « imiter » Marco, mais plutôt à en saisir l’essence : ses failles, ses contradictions, son besoin d’être aimé. Nourri par les vidéos d’archives et les entretiens réalisés en amont, son jeu explore toute l’ambiguïté d’un homme à la fois pathétique et séduisant, manipulateur et vulnérable. Une performance marquante qui donne toute sa chair au film.

Un film d’actualité brûlante

En refusant la linéarité biographique, Arregi et Garaño signent une œuvre qui dépasse largement son sujet. Marco interroge notre rapport à la vérité, notre besoin d’identification, et notre propension à croire les histoires les plus séduisantes. C’est un film sur l’Espagne, bien sûr, mais aussi sur nous tous : notre mémoire, nos récits, et les mythes que nous choisissons d’adopter.

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