Critique de L’Effacement : mémoire, masculinité et héritages brisés

Avec L’Effacement, Karim Moussaoui livre son œuvre la plus personnelle, une méditation saisissante sur les cicatrices invisibles laissées par l’histoire, la famille et le patriarcat dans l’Algérie contemporaine. Adapté librement du roman éponyme de Samir Toumi, le film mêle récit intime, fresque sociale et éclats de cauchemar militaire, dans une mise en scène sobre et tendue.

Si le roman de Samir Toumi constitue le point de départ du film, Moussaoui s’en émancipe rapidement, déplaçant l’action d’Oran vers le Sud algérien et injectant des séquences militaires totalement absentes du livre. Le cinéaste confesse avoir été frappé par « le rapport intergénérationnel en Algérie », déjà présent dans En attendant les hirondelles. Mais ici, il choisit une narration plus linéaire, plus resserrée, centrée sur un seul personnage : Reda.

Cette volonté d’incarner concrètement la désintégration intérieure passe par un récit limpide, presque classique, mais qui s’ouvre peu à peu vers l’allégorie et l’angoisse existentielle. Le titre même, L’Effacement, prend un double sens : celui d’un effacement de soi, mais aussi celui d’une tentative de se détacher d’un héritage écrasant.

Reda, interprété avec une intensité silencieuse par Sammy Lechea, est un jeune homme que tout semble désigner comme privilégié : bonne famille, avenir tout tracé, fiancée choisie par ses parents. Mais Reda s’efface peu à peu, psychiquement et physiquement, jusqu’à devenir presque transparent. Ce glissement vers l’invisible, symptomatique d’un mal-être générationnel, est montré sans emphase, porté par un acteur débutant dont le regard vaut tous les discours.

Le choix de Sammy Lechea, ancien étudiant en école de commerce sans véritable expérience de jeu, s’avère payant. Son mutisme, sa retenue, sa manière d’habiter l’espace font de lui un double idéal du réalisateur : un homme en trop, coincé dans un monde qui ne le reconnaît pas.

Au cœur du récit : la figure paternelle. Reda vit sous l’emprise d’un père autoritaire, incarné par Hamid Amirouche, dont la rigidité masque des peurs anciennes. Le film interroge frontalement la manière dont une certaine bourgeoisie algérienne – cultivée, éduquée, mais toujours attachée à des schémas archaïques – transmet ses névroses à ses enfants.

Moussaoui décrit un patriarcat discret mais tenace, où la masculinité est codifiée dès l’enfance : un bon métier, une épouse convenable, et surtout, la conformité. La mère, elle, est effacée jusqu’à l’inexistence – un miroir glaçant du destin qui guette Reda s’il renonce à s’émanciper.

Tourné entre Marseille, la Tunisie et l’Algérie, le film est une coproduction internationale qui témoigne des difficultés logistiques d’un tournage post-Covid, mais aussi de la volonté du cinéaste de déterritorialiser son récit. Marseille devient un espace neutre, presque mental. Les scènes militaires – inspirées par Full Metal Jacket de Kubrick – surgissent comme des cauchemars hallucinés, matérialisant la violence enfouie que Reda porte en lui.

À ces visions de chaos répond la douceur inattendue de la rencontre avec Malika (superbe Zar Amir, vue dans Les Nuits de Mashhad), une femme plus âgée, libre, désillusionnée mais lucide. Elle incarne une possible échappatoire, un amour non formaté. Mais comme souvent chez Moussaoui, les instants de grâce sont brefs, précaires, voués à disparaître.

L’Effacement n’est pas un manifeste. Mais il est profondément politique dans sa manière d’interroger ce que veut dire « devenir un homme » aujourd’hui, dans une société encore traversée par les fantômes du passé colonial, les injonctions familiales, et les attentes genrées. C’est un film grave, pudique, traversé par des éclats de lumière. Un geste de cinéma exigeant, mais jamais froid.

Karim Moussaoui confirme ici sa place essentielle dans le paysage du cinéma maghrébin contemporain : celle d’un auteur attentif aux silences, aux frictions invisibles, à ce que les corps disent malgré eux. L’Effacement n’est pas seulement le récit d’une disparition. C’est aussi celui d’une lutte, discrète mais vitale, pour exister enfin à la première personne.

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